Monday, March 22, 2010

Les Chants de Maldoror, 2nd Canto excerpt


Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans
une rue étroite; chaque jour, une jeune fille svelte de dix
ans me suivait, à distance, respectueusement, le long de cette
rue, en me regardant avec des paupières sympathiques et
curieuses. Elle était grande pour son âge et avait la taille
élancée. D'abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la
tête, tombaient en tresses indépendantes sur des épaules
marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume; les
bras musculeux d'une femme du peuple la saisit par les
cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux
gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans
la maison cette conscience égarée. En vain, je faisais
l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa
présence devenue inopportune. Lorsque j'enjambais une autre
rue, pour continuer mon chemin, elle s'arrêtait, faisant un
violent effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite,
immobile comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder
devant elle, jusqu'à ce que je disparusse. Une fois, cette
jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pas devant
moi. Si j'allais vite pour la dépasser, elle courait presque
pour maintenir la distance égale; mais, si je ralentissais le
pas, pour qu'il y eût un intervalle de chemin, assez grand
entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y
mettait la grâce de l'enfance. Arrivée au terme de la rue,
elle se retourna lentement, de manière à me barrer le passage.
Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me trouvai devant
sa figure. Elle avait les yeux gonflés et rouges. Je voyais
facilement qu'elle voulait me parler, et qu'elle ne savait
comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre,
elle me demanda: « Auriez-vous la bonté de me dire quelle
heure est-il? » Je lui dis que je ne portais pas de montre,
et je m'éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à
l'imagination inquiète et précoce, tu n'as plus revu, dans la
rue étroite, le jeune homme mystérieux qui battait
péniblement, de sa sandale lourde, le pavé des carrefours
tortueux. L'apparition de cette comète enflammée ne reluira
plus, comme un triste sujet de curiosité fanatique, sur la
façade de ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop
souvent, peut-être toujours, à celui qui ne paraissait pas
s'inquiéter des maux, ni des biens de la vie présente, et s'en
allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les
cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant
aveuglément dans les eaux ironiques de l'éther, comme pour y
chercher la proie sanglante de l'espoir, ballottée
continuellement, à travers les immenses régions de l'espace,
par le chasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras
plus, et je ne te verrai plus!... Qui sait? Peut-être que
cette fille n'était pas ce qu'elle se montrait. Sous une
enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le
poids de dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des
vendeuses d'amour s'expatrier avec gaîté des îles
Britanniques, et franchir le détroit. Elles rayonnaient leurs
ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière
parisienne; et, quand vous les apperceviez, vous disiez: «
Mais elles sont encore enfants; elles n'ont pas plus de dix ou
douze ans. » En réalité elles en avaient vingt. Oh! dans cette
supposition, maudits soient-ils les détours de cette rue
obscure! Horrible! horrible! ce qui s'y passe. Je crois que sa
mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas son métier avec
assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un enfant,
et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas
croire à cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse, et je
préfère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se
dévoile trop tôt... Ah! vois-tu, jeune fille, je t'engage à ne
plus reparaître devant mes yeux, si jamais je repasse dans la
rue étroite. Il pourrait t'en coûter cher! Déjà le sang et la
haine me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi, être
assez généreux pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai
résolu depuis le jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas,
eux! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser,
comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je
touche la main infâme d'un être humain. Arrière... arrière,
cette main!... Jeune fille, tu n'es pas un ange, et tu
deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je
t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncés et
louches. Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre
les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime
l'eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches,
et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je
pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d'un air
caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes
de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux
lèvres, une graisse efficace qui lave mes yeux, endoloris par
l'insomnie éternelle de la vie. Je pourrais, cousant tes
paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de
l'univers, et te mettre dans l'impossibilité de trouver ton
chemin; ce n'est pas moi qui te servirai de guide. Je
pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te
saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme
une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière
circonférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte
de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les
hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma méchanceté! Ils
s'arracheront sans trève des lambeaux et des lambeaux de
chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même
place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je
donnerai à une demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder
les restes vénérés de ton corps, et de les préserver de la
faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté plaqué
sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est pas tombé à
terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds élevés, si
l'on n'y prend garde.

-Compte de Lautréamont

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